Alex Troesch
25 03 au 02 04 2011
Exposition du 25 mars au 2 avril 2011, tous les jours de 15h à 23h
en collaboration avec le magazine Vibrations et le Cully Jazz Festival
Photographe suisse né à Vevey en 1977, Alex Troesch vit à New York depuis une dizaine d’année. Il a collaboré avec de grands photographes et de nombreux magazines tels que Vibrations, Télérama, Jazzmag, Mondomix et le journal le Temps. Il fait ses premiers portraits de musiciens lors d’un reportage sur la scène du Free Jazz avec le journaliste Arnaud Robert dans les années 2000. Il voyagera ensuite à de nombreuses reprises pour les rencontrer et les immortaliser, notamment au Brésil, à Cuba, en Jamaique, en Haiti et à la Nouvelle Orléans. Parallèlement passionné d'architecture, il a combiné les deux dans plusieurs de ces portraits.
Alex Troesch, Noire est la beauté
Quand j'observe certaines photographies d'Alex Troesch, je ne peux m'empêcher de penser aux secondes qui ont précédé la pose et à celles qui l'ont suivie. A la première fois que nous avons atterri à New York, il y a dix ans, pour un reportage sur le free jazz. Nous étions des enfants – à bien des égards, nous le sommes restés puisque je connais Alex depuis qu'il a 12 ans et que rien, dans notre travail commun, ne se départit des brigandages potaches de notre adolescence.
Nous étions à Jamaïca, Queens. Pour rencontrer, dans une cave d'alchimiste, de sorcier vaudou, le batteur Milford Graves. Celui d'Albert Ayler, celui qui avait joué aussi aux funérailles de John Coltrane. Comme toujours, l'entrevue avait duré. Dans les odeurs de médecine chinoise de l'entresol. Alex était allé préparer sur le trottoir de ce quartier une espèce de nuit américaine avec projecteurs. De lourdes voitures, bourrées de Noirs musclés, ralentissaient sur notre passage, de ce quartier chaud où les âmes étaient intranquilles. Et Milford, en survêtement de combat, qui attend dans le silence que le flash crépite.
Depuis lors, nous n'avons plus cessé de voyager ensemble. Avec cette conviction partagée que la musique que nous aimons ne se goûte vraiment que dans les zones où elle se façonne. Los Angeles, La Nouvelle-Orléans, Port-au-Prince, Kingston, Salvador de Bahia, La Havane. Le petit monde concentré des black music, partir à la source; voir des vieux surtout et quelques jeunes sur la route pour qu'ils racontent aussi comment les vieux les ont nourris. Alex Troesch a photographié des légendes du siècle dernier et quelques unes du siècle en cours.
Un matin new-yorkais, il a pénétré dans les bureaux aseptisés, de meubles design, du label Atlantic. Il y avait là de jeunes producteurs hip-hop qui portaient casquette et jeans obèses. Tout au bout du couloir, il fallait frapper à une porte pour rencontrer Ahmet Ertegun, sa canne et son costume trois pièces. Voyage dans le temps. C'était un bureau de moquette lourde et de fauteuils baroques. Alex n'avait pas peur de dire à Ertegun, le producteur des Rolling Stones et d'Ornette Coleman, qu'il ferait mieux de s'asseoir sur le rebord du vide. Pour que la ville surgisse dans le fond.
Alex, d'ailleurs, n'a jamais peur. Ni de Quincy Jones, dans le manoir qui lui sert de plateforme, sur les hauteurs de Los Angeles. Alex demandait au producteur de se rapprocher, « plus près, plus près encore, allez, avancez!» « Tu veux jouer à Brokeback Mountain? », lui demande Quincy. Le rire. C'est la force d'Alex, avant la pose. Celle qui lui permet d'exiger les pires incongruités d'un type qui n'a pas que cela à faire. Sizzla à Kingtson qui ôte pour la photo son turban. Mina Agossi à Central Park qu'Alex perche sur un arbre. Ahmad Jamal qu'il fait sortir dans son jardin du Massachussets, en pleine neige, par moins dix degrés. Tous ont accepté.
Il demeure des images fulgurantes. Le portrait de Yusef Lateef, rencontré dans son université d'Amherst, près de 90 ans, dont c'est le dos qu'on retient. Celui de Sonny Rollins, l'élégance et la tristesse impérieuses, face au vertical absolu de Manhattan. L'extraordinaire roman plumé des Black Indians de La Nouvelle-Orléans, un chef d'oeuvre de composition. Comme celle de ce tracteur en plein Mardi Gras, carnaval et collier de perles, dont le conducteur semble mener un enterrement.
Ce qui me touche le plus, c'est qu'Alex Troesch déterre d'une scène à laquelle j'ai pourtant assisté des lignes qui m'étaient invisibles. Le sommeil partiel de la transe, dans une cave de Boston où des Haïtiens chantaient le vaudou des morts. J'avais vu le tremblement, il perçoit la paix. L'incroyable sculpture des petits corps tendus, dans une arrière-cours de South Central, Los Angeles. Les danseurs de krump avaient 14 ou 15 ans. Ils se donnaient des allures de gangster. C'était leur maman qui les avait convaincus de danser à domicile. Avec un ghettoblaster près du barbecue. Alex a capturé cette virilité fragile.
Au fil des années, Alex Troesch a aiguisé sa quête de beauté. Ses photographies ne se résument pas à des plans architecturaux où les bustes rivalisent avec le béton. Il existe, dans cette mosaïque des âmes rencontrées, des jazzeurs historiques et des petites divas de Léogane, futur épicentre du séisme haïtien, la profondeur d'un battement. Photographier la musique a quelque chose d'absurde. Alex résout ce paradoxe. Il saisit ce qui, précisément, dans le corps du musicien trahit sa résonance. Tyshawn Sorey, batteur génial et tortueux, enferré dans l'aquarium de sa résidence. Henry Threadgill, compositeur de nuages, presque voilé par le trouble des plantes.
Dix ans d'images. Et, dans le regard échappé de Hank Jones, qui mourait quelques mois plus tard, la sensation qu'Alex Troesch a réussi à documenter une part infime mais cruciale de ces rythmes que l'on dit noirs.
Arnaud Robert, New York, 15 mars 2011